LE VERRE D’EAU…


LE VERRE D’EAU…
Bref extrait du livre de Alain SEKSIG .
Il est des questions qu’on ne se pose pas. Qu’il ne vient à l’idée de personne de se poser. C’est comme ça. La réponse a depuis longtemps recouvert la question. Non pas violemment, mais naturellement, portée par des siècles d’habitude et de tranquille assurance ; parce qu’il n’est pas d’autre réponse envisageable à une question sans objet : « C’est comme ça. Ca a toujours été comme ça ! »
Ainsi du verre d’eau à l’instant du départ.
« Toujours, quand tu t’en vas pour quelque temps, quelque part, quelqu’un sur tes traces doit lancer un verre d’eau ».
Une fois pour toutes, un jour, les choses ainsi se disent. Et chaque fois, en de semblables occasions, le rite s’accomplit de la même façon. Simplement. Aux points de départ, quelqu’un, la mère, le plus souvent, s’approche et jette le verre d’eau. C’est comme ça. Depuis toujours. Et c’est bien ainsi.
Quelquefois pourtant l’envie s’en vient de chercher un sens à ce geste : « Sa mère lui a fait poser son pied nu sur le seuil de la maison et l’a baigné d’un peu d’eau, « Afin que ton pied se souvienne de ce seuil et t’y ramène », a-t-elle prononcé.
Semblablement, on pense que le verre d’eau est l’affaire de mémoire et de bénédiction, peut-être d’autres choses encore…
Et celui-ci qui disait : « A chacun de mes départs, tu jetteras derrière moi, tandis que je descends les escaliers, le contenu d’un broc d’eau, rite destiné à faire revenir l’être aimé, répandu chez les peuples latins et berbères, dont personne n’a pu jamais me révéler l’origine ».
Non plus qu’ailleurs, ici, nulle révélation. Tout au plus quelques propositions pour mieux comprendre et goûter « le verre d’eau »…
– Le verre d’eau à ton départ ? C’est pour assurer ton retour, nous assurer de cela, nous rassurer.
– Et chaque fois que quelqu’un part, loin et pour longtemps, on doit lui lancer le verre d’eau.
– Oui, ainsi sommes-nous sûrs qu’il reviendra, et lui aussi … L’eau essaimée aux pas de l’être aimé trace le lien, insécable.
– Mais pourquoi l’eau précisément et non des fleurs ou une poignée de semoule, par exemple ?
– b L’eau figure ici la mer. Dans son mouvement même. Cyclique : elle revient toujours après s’être retirée. Toujours après son évaporation elle réapparaît. Ainsi, par l’eau sur tes traces jetées reviendras-tu un jour au lieu de ton départ.
Ce verre d’eau lancé sur tes pas, c’est la mer qui t’y ramènera, veillant sur eux, bienveillante, protectrice, comme celle qui s’ouvrit un jour à nos ancêtres, et, se refermant sur leurs talons, assura leur marche en avant. Ce verre l’eau l’orée de ta route, d’avance on clarifie le cours, étend et pacifie son horizon, au devant comme à l’arrière de toi. Ce verre d’eau, c’est le retour autant que l’avancée possible, c’est ta liberté de mouvement assurée, la fluidité, l’aisance, la limpidité garanties de ton pas. Sa vitalité.
L’eau arrosant la terre ne donne-t-elle pas vie et le socle de l’homme n’est-il pas « plante » aussi ?
Cette eau est un tuteur. Elle guide le pas, assure sa croissance. Avant cela même, elle en est sa délivrance, elle l’autorise. Cette eau est signe, signature, sceau sublime apposé à même la terre en un geste vif et ouvert, ainsi qu’on scelle un pacte. Elle est le témoin de l’instant où tu vas bouger ; elle va le fixer, comme on le dit d’une photographie.
L’acte lui-même – le jet de l’eau – est aussi rapide que le déclic de l’appareil photos et procède du même principe : une seconde au temps volé pour en mieux prendre l’exacte mesure et en assurer la pérennité. Cet acte, il faut l’imaginer dans son accomplissement : nulle cérémonie, un geste, d’une extrême simplicité et d’une vraie grandeur, pauvre et généreux à la fois (on prend son élan pour lancer le verre d’eau), banal autant que magique. Les vertus mêmes de l’eau… Vraiment on peut aimer les fleurs et la semoule, mais le choix de l’eau coulait de source.
– Certes le geste est non sans pertinence des significations que tu en donnes. Mais qui peut témoigner de son impact ?
– On pourrait bien conter les déboires de celui à qui l’on oublia de lancer le verre d’eau ou de celui qui, tôt parti, à l’insu des siens (et un vendredi encore !) se vit à jamais soustrait à leur vue… Mais écoute plutôt : un jour que je devais partir fort loin, ma mère, sur le palier, à l’instant où, croyait-elle, je m’apprêtais à entrer dans l’ascenseur, lança le verre d’eau tandis que je me retournais une dernière fois pour la saluer. Je me trouvais trempé. Eh bien crois-moi, jamais retour ne fut plus rapide : aussi sec à la maison.
– Oui, bien sûr… Mais dis-moi, quand le dernier de la famille s’en va, qui vient sur ses pas répandre le verre d’eau ?
– Il n’est pas interdit d’initier ses voisins.
Moi aussi j’ai connue cette tradition toute petite.

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